Nous, les petits

ENTRETIEN AVEC ANDREA ESPIER


Quelle a été ta source d’inspiration pour Nous, les petits ? Est-ce que le fait de devenir maman a nourri cette histoire ?

 

A : J’ai écrit ce texte des années avant de devenir maman. L’histoire, au départ, vient plutôt des souvenirs que j’ai gardés des sensations et émotions que j’avais quand j’étais toute petite : surtout, cette impression que tout est énorme autour de soi, qu’on est démuni face au monde, et, inversement, l’image de nos parents comme des êtres protecteurs et tout-puissants…

En revanche, le travail sur les illustrations a été fait surtout pendant ma grossesse et les premiers mois de vie de mon fils, et pour moi, cette histoire qui me tient tellement à cœur lui était en quelque sorte destinée : j’aime penser qu’il y a eu une connexion inconsciente entre les deux, comme si cet album attendait son arrivée pour voir lui aussi le jour.

Est-ce que c’est la première fois que tu réalises à la fois le texte et les illustrations d’un livre ? Quel a été le processus de création ? Combien de temps as-tu mis pour finaliser ce livre ?

 

A : En effet, c’est mon premier album en tant qu’autrice et illustratrice. Le processus a été très, très long, ou plutôt, très entrecoupé. J’ai écrit ce texte il y a plus de dix ans et tout de suite c’est devenu un projet très intime et important pour moi, que je voulais absolument voir aboutir. Mais, à plusieurs reprises j’ai été obligée de le repousser car j’avais trop de travail ou d’autres projets plus urgents… Et lorsque je le reprenais, mon style avait évolué, donc je reprenais le travail d’illustration depuis le début ! C’est la rencontre avec les éditeurs de Tres Tigres Tristes, en 2022, qui a été décisive, car ils ont apprécié le projet et voulu le publier. 

Mais à ce moment-là je suis tombée enceinte, et la création a pris encore un peu plus de temps que prévu… Bref, l’album a finalement été publié pour la première fois en Espagne à l’automne 2024.

 

Et comment s’est faite la rencontre avec La tête ailleurs ?

 

A : C’était au Salon du Livre de Montreuil de 2022. Luna, éditrice de La tête ailleurs, avait son stand à côté de celui de Voce Verso, maison d’édition avec laquelle je travaille depuis plusieurs années. Les éditrices de Voce Verso, nous ont présentées et comme je venais justement de m’installer à Saint-Denis…. La relation s’est nouée très naturellement !

Quel est ton parcours ? Comment en es-tu arrivé à écrire et illustrer des livres pour enfants ? 

 

A : Comme tous les illustrateurs, je n’ai jamais arrêté de dessiner pour le plaisir, et à douze ans j’ai illustré un petit livre, un recueil de contes populaires des Pyrénées écrit par une amie de ma mère (bon, quand je regarde ces dessins-là aujourd’hui, je les trouve affreux… mais au sens strict, c’est mon premier ouvrage publié en tant qu’illustratrice…). Par la suite, j’ai fait des études de Communication audiovisuelle, tout en continuant de dessiner sans un but spécifique. Un jour, pendant ma dernière année de fac, j’ai dessiné au stylo noir une petite situation sous un abribus, puis une autre, puis encore une autre, et je me suis dit que c’était pas mal comme idée : c’est devenu mon premier livre de dessins, Pasajeros (Passagers, Belleza Infinita, Espagne, 2014). C’est à ce moment-là que je me suis dit que c’était ce que je voulais faire. Je me suis inscrite à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux où j’avais déménagé entre-temps. Après, les projets sont arrivés petit à petit…

Il se dégage de ce livre poésie, philosophie et humour. Comment parviens-tu à cet équilibre entre des tonalités a priori très différentes ?

 

A : Je dirais que dans cet album, le texte et l’image agissent sur deux plans très différents. Le texte n’est pas narratif, mais plutôt, en effet, philosophique et poétique : c’est pourquoi je voulais que les images apportent des personnages concrets, auxquels on peut s’attacher, et une histoire avec ses petits rebondissements. Je tenais à ce que les illustrations montrent, contrairement au texte, des situations ordinaires, presque anodines. Il me semble que l’humour se dégage justement de ce décalage entre le texte et l’image.

 

Quelles techniques d’illustration as-tu utilisées dans cet album ?

 

A : J’ai utilisé des feutres, des crayons de couleur et aussi un peu le numérique.

 

Quelle est ta double-page préférée dans ce livre ?

 

A : Peut-être la double-page où le petit est dans les bras de son papa, soulagé après une petite frayeur, et autour d’eux on voit la foule du marché. J’aime bien cette combinaison de l’intime et du collectif.

Pourquoi avoir choisi de représenter uniquement un papa comme parent ?

 

A : Pour faire court : pour aller à l’encontre des clichés. Ce choix, à la différence d’autres, est bien réfléchi et délibéré. D’abord j’ai décidé que le personnage principal serait un petit garçon, car dans mon texte il est souvent question de vulnérabilité, de limitation, de peur… des états qui sont généralement moins associés au masculin. 

Et puis, dans l’histoire, l’adulte qui l’accompagne est un personnage très tendre et protecteur qui est aussi chargé de faire les courses : je n’avais pas envie que ça soit la maman ! Je pense que c’est important de créer des personnages masculins qui incarnent l’amour et la tendresse. Sinon, j’avais pensé montrer le personnage de la mère au petit déjeuner, ou au lever de l’enfant… mais je me suis dit que cela correspondait trop à la représentation de la famille traditionnelle, et j’ai finalement préféré laisser plus d’ouverture.

 

Il y a beaucoup de pigeons présents au fil des pages. Pourquoi ?

 

A : En ville, les pigeons cohabitent avec nous et suscitent le mépris ou l’indifférence chez les adultes, mais les tout-petits, eux, y portent un tout autre regard, curieux, sans préjugés.

Est-ce que la ville de la fin de l’album renvoie à une ville réelle ou imaginaire ?

 

A : Il s’agit d’une ville imaginaire : je voulais qu’elle puisse être n’importe quelle ville. Mais j’ai représenté les façades ocres et des toits en tuiles, ce qui fait plutôt penser à des villes du Sud de l’Europe : c’est un choix complètement personnel, affectif.

 

Tu habites à Saint-Denis, est-ce que cette ville, et plus largement le territoire du 93, sont un terrain d’observation qui nourrit ta création ?

 

A : Oui ! Je m’inspire toujours de ce qui m’entoure pour nourrir mes projets, aussi bien au niveau de l’histoire que de l’illustration, et je trouve le 93 particulièrement riche en bouillonnement, en contrastes et surtout en mélange d’origines et de parcours.