La nuit les songes

ENTRETIEN AVEC VIVIANE GRIVEAU-GENEST & LUCILE POIRET


Comment vous êtes-vous rencontrées ?

Viviane : Lucile et moi avons une connaissance en commun, Nil Dinç, artiste metteuse en scène et autrice, du groupe GONGLE. Lors d'un échange informel avec elle, je lui ai parlé de ce nouveau texte poétique pour lequel je cherchais une collaboration artistique et elle m'a présenté Lucile. 

Lucile : La première version du projet que l’on a imaginée prenait la forme d’un livre-objet, un grand leporello avec un dégradé de couleurs. C’est à partir de cette maquette que nous nous sommes mises en quête d’une maison d’édition qui serait partante pour travailler avec nous sur La nuit les songes.

 

Comment avez-vous choisi de confier votre projet à La tête ailleurs ?

V : J'ai rencontré Luna de La tête ailleurs lors d'un marché de créateurs aux Puces de Saint-Ouen. Le thème de la nuit et la façon dont nous le traitions l’intéressaient.

L : Le format du leporello étant cependant assez particulier, il semblait difficile de l’éditer tel quel. La tête ailleurs nous a proposé de le retravailler pour le publier. J’ai donc fait quelques recherches graphiques pour proposer des images à Luna et Viviane, et nous nous sommes lancées avec les illustrations au cyanotype qui nous semblaient prometteuses !

Viviane, tu es l’autrice de ce texte. Comment est venu le thème de la nuit ? Qu’est-ce qui t’inspire dans la nuit ?

V : J'aime beaucoup créer la nuit, pour me mettre au diapason d'autre chose, une fois que le silence se fait, que la lumière change. L'écriture de ce texte a eu lieu dans un double contexte. Celui de la toute petite enfance de ma fille, qui dormait difficilement la nuit. J’étais donc réveillée à des heures inhabituelles où j'ai observé la ville autrement, où j'ai aussi raconté beaucoup d'histoires inventées. C'est à ce moment-là qu'un imaginaire de « la ville la nuit » a émergé, avec ses rêves, légendes et merveilles. Par ailleurs, c'était le confinement, et il y avait des articles sur des animaux qui réinvestissaient les villes. Même si je ne l'ai pas vu directement, ça a contribué à nourrir mon imaginaire.

 

Lucile, pourquoi avoir choisi cette technique du cyanotype ? Il est peu commun de la voir dans les livres jeunesse.

L : Le cyanotype est une technique de tirage photographique par contact. La chimie utilisée pour préparer le papier produit cette belle couleur cyan après avoir été exposée quelques minutes à la lumière. Il permet de fabriquer des images à partir de photos, avec un traitement qui plonge dans un univers graphique singulier. J’aime aussi que le procédé utilisé ait du sens. 

L’idée de travailler avec des images qui se révèlent à la lumière du soleil, pour raconter la nuit qui tombe, fait un petit clin d’œil au texte ! 

 

Comment as-tu composé les illustrations ?

L : Pendant mes séances de prise de vue, j’ai photographié des espaces et des bâtiments, mais aussi beaucoup de textures de sols et de murs. J’ai ensuite fabriqué des négatifs à partir de toutes ces images et tiré plus d’une centaine de cyanotypes. J’ai finalement scanné les cyanotypes pour composer mes images en faisant des collages sur ordinateur. Le ciel qu’on retrouve sur toutes les images est donc à l’origine un sol goudronné déformé par la chaleur !

Pourquoi avez-vous choisi la ville d’Aubervilliers pour les photographies ?

V : C’est la ville où je vis et qui a inspiré le texte. C'est une ville très bétonnée, voire dure le jour, du fait de l'absence de verdure. Se saisir de sa réalité et en faire autre chose dans les mots et les images est une manière d'offrir à chacun·e une porte ouverte, un imaginaire pour rêver la ville autrement. Surtout qu'à Aubervilliers, il y a la superbe cité-jardin de la Maladrerie où l'on peut croiser des hérons, des chauves-souris… Bref, il ne faut pas grand-chose pour faire revenir la nature, pour transformer notre regard et peut-être faire des villes différentes.

L : Après avoir pris la décision d’utiliser le cyanotype, j’avais besoin de collecter des matériaux photographiques. J’ai donc demandé à Viviane de m’emmener en visite guidée pour pouvoir prendre des photos. Elle m’a montré certains de ses endroits préférés dans la ville, où la nature est très présente. J’y suis ensuite retournée plusieurs fois prendre les photos qu’il me manquait pour finir mes images.

 

Dans La nuit les songes, il n’y a pas de personnage. Pourquoi ce choix d’un narrateur invisible ?

L : C’est une question qui nous a occupées tout au long de la création ! Faut-il faire apparaître un personnage dans les images ? Les lecteurs et lectrices en auront-ils besoin ? J’avais cette question en tête pendant tout le projet. Pourtant, en créant les images, je n’y mettais aucun personnage, invitant plutôt à l’immersion et à la contemplation qu’à l’identification, pour inviter les lecteurs et les lectrices à faire eux-mêmes cette promenade.

V : Je ne dirais pas qu'il n'y a pas du tout de personnage : il y a bien un regard qui se pose sur le monde, sans que cette personne ne soit précisément identifiée. Peut-être parce que c'est un livre qui est apparenté au rêve, où on est à la fois celui ou celle qui voit, mais aussi les choses vues. 

Nous sommes notre propre spectacle intérieur. Il y a peut-être aussi l'idée d'écrire un texte légèrement moins centré sur l'humain, que la voix qui s'élève devienne accueillante à plein d'autres êtres : animaux, végétaux, architecture, cosmos…

À la lecture du texte, apparaît un « je » qui peut sembler surprenant. Qui est-il ?

V : Ce « je », c'est un peu nous, mais pas seulement. C'est aussi tout ce que, dans notre « je » diurne, nous ne voyons pas ou nous refoulons : la part des rêves, de l'imaginaire, mais aussi les odeurs, les bruissements. Ce « je » peut donc accueillir une part plus sensible de nous-mêmes. Il permet de faire surgir toutes ces choses qu'on ne convoque pas d'ordinaire.

L : Pour moi, ce « je », c’est le lecteur ou la lectrice du livre !

 

Le texte autant que les images dégagent une atmosphère très poétique. Pensez-vous que cela puisse convenir aux enfants ?

V : Je pense que oui. C’est une grande force de la littérature jeunesse que de s'autoriser la poésie. Elle a cette immense chance de pouvoir intégrer des images dans un rapport assez libre vis-à-vis du texte. Ces images-là ouvrent, quand elles sont réussies, sur une sorte d'ailleurs qui nous ramène à une part profonde de nous-même.

L : Je crois que les enfants sont capables de recevoir une grande diversité de formes artistiques ! À la fin du travail de création, j’ai partagé le livre à des enfants et parents de mon entourage et il a été reçu avec attention et curiosité. Une amie m’a dit qu’elle trouvait que c’était un bon livre à lire le soir car il propose une fenêtre sur la ville la nuit, à laquelle les enfants ont peu accès. C’est un retour qui m’a beaucoup plu et que j’ai trouvé très juste.

 

L’histoire se déroule en ville et pourtant la nature y tient une place importante. Comment faites-vous le lien entre ces deux univers ?

V : Dans la vie, je suis aussi historienne. Cette séparation entre la ville et la nature, c'est assez récent et c'est aussi assez occidental. Je ne vis pas cette séparation intensément, car j'ai travaillé sur des périodes où c'était moins marqué, et le livre peut explorer cela. C’est pareil avec les plantes sauvages, qui racontent plein de choses sur l'alimentation passée, l'histoire de l'art, la colonisation, la pollution...  Bref, même en ville, j'ai tout plein de petits êtres auxquels je me sens reliée et qui me racontent des choses. La nature ne me lâche jamais.

L : La nature est présente partout en ville, même si elle est souvent discrète et contrainte par les constructions et le béton.

Quand je suis allée avec Viviane au Fort d’Aubervilliers, elle m’a montré plein de plantes, dont certaines comestibles et qui étaient consommées au Moyen Âge. J’ai trouvé ça génial parce qu’au premier coup d’œil, je n’aurais pas su les qualifier autrement que par « mauvaises herbes ». Ça m’a donné envie de regarder avec plus d’attention la nature présente autour de moi au quotidien. Il me semble que c’est aussi ce que le livre invite à faire.

 

Pensez-vous que les enfants citadins aient un rapport particulier à la nature ?

L : J’imagine que les enfants citadins ont un rapport un peu plus détaché et lointain à la nature qu’en milieu rural, plus abstrait peut-être.

V : Je pense qu'il y a aujourd'hui un besoin de renouer nos liens avec la nature, et notamment pour les enfants. Pour certains enfants citadins, il peut parfois y avoir une forme de méconnaissance de la nature, peut-être un contact quotidien moins évident à créer : il faut être inventif pour se passionner pour les ailanthes, la vergerette du Canada ou la chélidoine ! Le rapport à la nature c'est donc aussi, à mon sens, un enjeu d'équité sociale très important : on devrait toutes et tous avoir le droit de vivre ce lien de façon simple et épanouie.

C’est la première fois que vous sortez un livre jeunesse ensemble. Que retirez-vous de cette expérience ? Avez-vous des projets pour la suite ?

V : J'en retire une forme de grande humilité, car j'ai beaucoup appris en voyant la création des images. J'ai une sorte d'immense gratitude pour la personne qui se met au diapason de mon imaginaire pour lui prêter les formes qu'elle peut dessiner : on a beaucoup discuté de détails très ténus et pourtant importants, c'est un gros travail d'accordage, à quatre mains ! Quant aux projets, nous allons d'abord essayer de faire vivre toutes les deux le livre. Ces temps-ci, j'ai quelques textes dans ma besace, mais je préfère les laisser en repos, pour être disponible pour ce livre-ci.

L : C’était la première fois que je prenais le rôle d’illustratrice dans la création d’un ouvrage jeunesse, et j’ai beaucoup appris ! Les échanges avec Viviane et Luna ont énormément enrichi les images au fil du projet et je leur suis très reconnaissante de ce chemin parcouru ensemble.

 

Propos recueillis par Eva Arca & Clémence Brunet